Rutebeuf

Sa vie n'est guère connue qu'à travers la mise en scène qu'il en fait dans quelques uns de ses soixante poèmes. On peut l'imaginer en " pauvre jongleur ", vivant à Paris on ne sait de quoi, de sa plume déjà, commandes à l'occasion pour telle ou telle institution, confrérie, voire pour le roi. Ses liens avec le monde du théâtre (sérieux ou ludique) nous laissent voir à côté du lettré (il connaît le latin) un ménestrel préoccupé de sa survie, connaissant toutes les tentations dans un univers urbain qui est en pleine métamorphose. Le poète prend position aux côtés de l'université contre les ordres monastiques qui se multiplient, les désordres de la cour papale, les errements du roi. Religieux, comme en témoignent nombre de pièces ou traductions, il fustige le siècle et l'Eglise d'une parole acérée, usant du calembour, du double sens, jouant à l'occasion des ressources d'une écriture allégorique qu'il a pratiquée sur le mode sérieux, influençant un Jean de Meun (Bataille des vices contre les vertus, Voie de Paradis) : ses dits se font pamphlets, cependant qu'une veine plus douce irrigue l'œuvre de vies de saints, de litanies à la vierge. La partie la plus attachante de son œuvre est celle où, préfigurant Villon, il se prend comme sujet : le Mariage Rutebeuf, la Pauvreté Rutebeuf, la Repentance Rutebeuf, la Complainte Rutebeuf, d'autres poèmes enfin, que l'on regroupe généralement sous le titre de Poèmes de l'infortune.

Poèmes de l'infortune (v. 1260 - 1270)

ou le livre de la dépossession. Parmi les différentes figures de l'écrivain qui se profilent dans l'œuvre de Rutebeuf, pamphlétaire, prédicateur, prophète quelquefois, on voit ici apparaître celle du pauvre jongleur, abandonné de tout et de tous, ayant perdu argent, crédit, espoir, et jusqu'à un œil. Le texte emprunte parfois ses accents au genre de la requête (la Complainte Rutebeuf), mais dépasse le misérabilisme intéressé et atteint une émotion vraie, jouant d'un rire léger, loin de la caricature à laquelle il se livre dans le Dit des Ribauds de Grève ou le Mariage Rutebeuf, pour ciseler une œuvre délicate et profonde, témoignant de cette ultime richesse, exaltée par la détresse, qui reste au poète : son art.