Guillaume de Loris et Jean de Meun

Les deux auteurs du Roman de la Rose ne se connurent vraisemblablement pas. De Guillaume, on ne sait presque rien, sinon qu'il écrivit vers 1230 les premiers vers d'un ouvrage qu'il ne put achever : son texte s'interrompt au milieu d'un monologue, avant d'avoir rempli son programme narratif. Ces quatre mille vers ne constituent certes qu'un cinquième du Roman définitif, mais ils en sont la matrice. Ils introduisent le fil narratif de la quête amoureuse, mettent en place la fiction du songe autobiographique et imposent avec l'usage des allégories une perspective didactique. Le cadre imaginaire du Verger de Déduit situe la quête dans un espace courtois, où peut se jouer une initiation érotique — l'objet même de ce roman dont la Rose est le point de fuite. Le point de vue idéaliste et délicat de Guillaume est inspiré par le néoplatonisme en vogue dans les cours du début du treizième siècle.

En reprenant vers 1270 le manuscrit resté inachevé, Jean de Meun modifie profondément l'esprit et les ambitions de l'ouvrage de Guillaume. Clerc maître ès arts, traducteur de Végèce, Abélard et Boèce, Jean semble plus âgé que ne l'était son prédécesseur. Plus soucieux aussi de rationalité, il transforme le traité amoureux en itinéraire philosophique, construisant une somme romanesque dont l'objet n'est plus seulement l'éros mais le monde. Ni collaboration, ni simple continuation, l'apport de Jean de Meun constitue un enrichissement et un approfondissement quelquefois contradictoire de l'œuvre de Guillaume. On a coutume de les opposer ; il serait plus juste de dire que le point de vue de Guillaume est intégré par Jean à une Disputatio où s'expriment des opinions contradictoires. Le dernier mot revient à la Nature, inspiratrice d'une morale universelle reprenant à chacun des discours précédents sa part de vérité.

Le Roman de la Rose

Itinéraire érotique, Le Roman de la Rose retarde jusqu'aux dernières pages l'aboutissement de la quête, cependant que l'amant — à son corps défendant — est mis au fait des doctrines amoureuses de Raison, Nature, Vénus, et autres allégories discoureuses. Les images courtoises jouent délicieusement du double sens, chez Guillaume, et le drame naît des inévitables obstacles qu'Amour apprend à contourner. Avec Jean, le roman prend une dimension nouvelle, en faisant de cette pédagogie même le nœud de l'intrigue ; quelle doctrine suivre ? Le récit alors ralentit, les digressions se multiplient. L'apprentissage érotique devient prétexte à la découverte du monde. L'écriture s'enrichit, emprunte à l'occasion ses ressources à la satire, pour aboutir à une morale exaltant l'amour, force cosmique