Chrétien de Troyes

Qu'on ne sache que très peu qui fut Chrétien ne change rien au fait qu'il soit, l'un des tout premiers au Moyen-Age, un véritable écrivain, signant ses œuvres, pourvu d'un corpus identifié. Proche de la cour de Champagne, il participe de cette mouvance lyrique de la fin du douzième siècle qui, avec les trouvères, voit la langue d'oïl s'affirmer définitivement face à l'occitan. Le roman est aussi cette langue ; avec Chrétien, il commence à prendre son sens moderne. Ecrits en vers, lus (et non chantés) devant le public des cours, les romans de Chrétien sont œuvre de clerc : des textes non retrouvés, dont il donne la liste au début du Cligès, plusieurs sont adaptés d'Ovide, et il semble avoir écrit son Tristan — sans Tristan ! Clerc donc : héritier d'un savoir, prenant la suite et le revendiquant. Les cinq romans qui nous sont parvenus (le Chevalier de la Charrette, Cligès, Yvain, Erec et Enide, le Conte du Graal) empruntent leur thématique au Brut de Wace, et principalement au cycle arthurien. Mais il invente : ses héros sont chevaliers errants (certain hidalgo s'en souviendra), unissant la courtoisie à la prouesse des protagonistes des chansons de geste, vivant dans un monde plein de mystère et où l'aventure a succédé à la guerre. Ces caractéristiques, sans cesse reprises au treizième siècle, constituent son univers romanesque en modèle durable, interrogé, copié, critiqué, mais restant indiscutablement la référence majeure jusqu'au quatorzième siècle. Et le type de ces jeunes gens partant à la découverte du monde et d'eux-mêmes a connu, sous divers avatars, une fortune éclatante : il y a dans Balzac des souvenirs de celui qui restera comme le plus grand écrivain français du Moyen-Age.

Le Chevalier de la charrette (v. 1170-1180)

Le sujet en fut donné à Chrétien par Marie de France. Sauver la reine Guenièvre, emmenée à la suite d'un duel dont elle était l'enjeu : moult chevaliers s'y risquent, dont un jeune inconnu, qui se livre pour le besoin de la cause à monter sur une charrette, comme un malfaiteur. Après bien des aventures, ce jeune Lancelot délivre sa reine, qui, paradoxe courtois, lui tient rigueur d'avoir hésité à monter dans la charrette. Il veut mourir ; elle fléchit, mais l'adultère est vite connu, malgré un doute sur la personne : suivent quelques duels où Lancelot tente avec succès de sauver la réputation de Guenièvre. Honneur et courtoisie peuvent entrer en conflit, mais aussi s'exalter mutuellement : le roman de Chrétien se nourrit de cet enrichissement des lignes de conduite d'un héros qui n'est plus seulement l'athlétique va-t'en-guerre des chansons de geste, mais un homme cherchant son être, confondant dans sa quête la conquête d'un objet (la reine) et la connaissance de soi.